La honte est un des sentiments parmi les plus complexes et des plus difficile à vivre.
La honte donne envie de se cacher, de se faire tout petit et parfois même de disparaître.
Ce sentiment, comme n’importe quel sentiment, peut être relié à une ou plusieurs émotions. Mais la honte a un rapport exclusif avec une seule émotion : la tristesse.
La tristesse renvoie à un déclencheur qui s’appelle la perte. Mais de quelle perte parle-t-on ?
C’est une perte symbolique qui implique la réduction de l’estime de soi qui est alors abîmée, altérée, écrasée, par ce qui est à la source de la honte.
Cette estime de soi est une donnée constitutive et identitaire de toute personnalité et se construit depuis notre naissance grâce/à cause de toutes nos expériences émotionnelles – fonctionnelles/dysfonctionnelles- qui nourrissent au fur et à mesure notre capacité à nous accorder de la valeur ; l’augmenter par-ci, la réduire par-là.
Si j’ai peur ou que je ressens de la colère et que les conséquences de ma peur ou de ma colère sont favorables, cela va étayer mon estime de soi. Je vais par la suite plus facilement oser.
Si j’ai peur de louper un entretien que je me prépare et que je le réussi, je ressens de la fierté. Et les prochains obstacles me feront moins peur.
Si un ami me trahit, que cela nourrit une colère profonde, mais que cet ami découvre ce que je ressens et m’aide à effacer la blessure initiale, je vais probablement lui pardonner, préserver notre lien et être heureux du dénouement. Mon estime de soi en sortira réparée et grandie.
A l’inverse, si j’ai peur de louper un examen , que je ne suis pas admis pour l’étape suivante, je risque de culpabiliser, d’avoir de la peine, de me dévaloriser, voire de me dire que de toute façon, c’est toujours la même chose : « je suis incapable de réussir ! ».
Si la trahison de mon ami, implique que je décide de rompre le lien et que je m’auto-exclue du groupe d’amis auquel nous appartenions, j’aurais de la peine, et il se pourrait que je me dise que « je ne mérite peut-être pas d’avoir des amis ».
La tristesse devient une émotion dominante au sens de prioritairement sollicitée dans la vie quotidienne, et cela survient quand la majorité de nos expériences émotionnelles sont ou ont été dans notre histoire infantile dysfonctionnelles.
Toutes mes peurs vont se traduire en échec probable et il est possible que la honte s’empare de moi. Lorsque toutes mes colères se traduisent par des issues néfastes pour moi, j’en arrive à la conclusion que le monde m’en veut, que je ne mérite rien de bon, au risque de me victimiser. Dans ces cas-là, n’importe quelle peur ou colère devient impossible à élaborer et se traduit, presque par réflexe, par une tristesse envahissante qui nous fait dire qu’on n’est pas très utile et qu’on ne vaut pas grand-chose…
De fait, si l’on veut résoudre un sentiment de honte qui pourrait être envahissant, il faut traiter la blessure émotionnelle à l’origine de cette honte. Cela impose un retour sur soi, une confrontation à ce qui a été une source de souffrance. Cela demande souvent d’en avoir vraiment envie et de se faire aider.
Mais comment résoudre cette blessure émotionnelle originelle ?
Toute blessure émotionnelle originelle se structure et se nourrit d’une colère initiale, d’un sentiment d’injustice profond et d’un ou plusieurs préjudices qui n’ont jamais pu être régulés.
La colère est en lien avec notre histoire, là où notre peur se nourrit du lendemain et donc de notre futur proche ou lointain.
On n’a jamais peur d’hier …
Hier, nous avons peut-être subi un préjudice et nous souhaitons qu’il ne se renouvelle pas. Et au lieu de se concentrer sur la réparation du préjudice et donc sur notre histoire, on lutte pour que ce préjudice ne se reproduise plus et la peur devient notre émotion permanente, utile pour se protéger de nos déboires futurs ou potentiels : on veut contrôler, anticiper, prévoir les dangers, les risques, les menaces, on est prudent, vigilant et parfois méfiant et demain devient une source d’inquiétude, d’anxiété ou d’angoisse.
- Si je me suis senti abandonné.e, je vais construire des relations durables et donner une dimension inconditionnelle à ma relation d’amour. Je vais tout faire pour qu’on ne m’abandonne plus, plus jamais. Le risque c’est de ne pas être avec l’autre, mais de vouloir le« posséder ».
- Si je me suis senti trahi.e, je vais choisir une relation amoureuse dans laquelle je vais vouloir trouver de la sécurité, de la confiance, de la loyauté et je serai toujours vigilant.e vis-à-vis de premiers signaux d’alerte, précurseurs d’une trahison potentielle, quitte parfois à provoquer ce que je crains pour donner raison à mes peurs…
- Si je ne me sens pas légitime parce que je me suissenti.e rejeté.e, je vais toujours vouloir prouver à l’aide de résultats indiscutables que je suis fiable, efficient.e et qu’on peut compter sur moi. Je ne lâcherais pas prise, je me débrouillerais seul.e pour ne pas paraître faible.
- Si je me suis senti.e humilié.e, je vais concentrer tous mes efforts pour correspondre à un modèle qui me donne la garantie apparente d’appartenir à un statut qui me confère reconnaissance, considération et respect. Je vais faire des études supérieures, je vais vouloir obtenir des titres, je vais potentiellement m’attacher à des signes extérieurs de réussite sociale : une famille, un métier, des biens, … et ne plus jamais vouloir ressentir la honte.
Il n’y a aucun jugement de valeur quant à ces blessures, nous ne les choisissons pas.
Elles s’imposent à nous.
Nous les vivons, les ressentons profondément, acceptons de les reconnaître ou préférons les minimiser, voire les dénier.
Les affronter, les réguler, c’est souvent l’œuvre de toute une vie, l’audace d’une volonté de grandir, d’être soi-même.
Si nous revenons à la honte, c’est un sentiment qui appelle à ses côtés d’autres sentiments tout aussi difficiles à vivre et puissants en termes d’attaque de l’estime de soi : l’humiliation est souvent au cœur de la honte, parfois la dévalorisation de soi, parfois la culpabilité de ne pas avoir su la gérer, ou encore l’impuissance car quoi que l’on fasse, cela ressemble à une fatalité.
Il serait illusoire de combler cette blessure en se projetant dans un futur réparateur. Le futur peut être une compensation, mais jamais une réparation.
Il faut donc adresser le préjudice originel ressenti et accepter de reconnaître, accueillir, nommer le ou les faits à l’origine de ce ressenti, par nature subjectif car le fait est de toute façon interprété.
Cette« histoire » nous gratifie de bénéfices secondaires : la pitié, la compassion et parfois l’empathie des autres, et développe en soi la discrétion et l’humilité …
Il faut donc accepter d’accueillir une colère probablement toujours enfouie ou réprimée, substituée par une envie de compenser dans son quotidien les blessures d’antan en étant porteur soi-même de bienveillance, respect, tolérance, voire de pardon.
Cela permet souvent de contribuer à la construction de personnalités empathiques, jamais intrusives et toujours soucieuses de s’adapter à l’entourage au risque parfois de s’oublier…
La honte est susceptible d’être provoquée par des situations douloureuses vécues pendant notre enfance :
À l’école :
- Être repris ou ridiculisé devant toute la classe parce qu’on a donné une mauvaise réponse ou qu’on bégaye,
- Être moqué par les camarades à cause d’un vêtement jugé « différent » ou « pas à la mode »,
- Être montré du doigt pour une difficulté scolaire (« il ne sait pas lire », « il est nul en maths »).
Dans la famille :
- Se faire gronder devant des proches ou des invités pour un comportement jugé déplacé, impoli ou ridicule,
- Entendre des comparaisons humiliantes avec un frère ou une sœur (« regarde comme ta sœur réussit mieux que toi »),
- Avoir ses émotions niées ou ridiculisées (« tu pleures pour rien », « arrête de faire ton bébé », « quand est-ce que tu vas grandir ? »).
Dans le corps et l’intimité :
- Être exposé ou moqué à propos de son corps (ex. pipi au lit, maladresse physique, apparence),
- Être forcé de montrer une partie de soi qu’on voulait garder privée (chanter, danser, réciter un poème alors qu’on n’en a pas envie),
- Recevoir des remarques dévalorisantes sur son physique (« t’es trop gros », « t’es moche avec tes lunettes ».
Dans les relations sociales :
- Être rejeté d’un jeu par les autres enfants («tu ne joues pas avec nous, t’es trop nul »),
- Être ignoré par un groupe ou exclu d’une activité,
- Entendre une question qui est rabaissante (« il t’arrive de manger de bonnes choses ? »,« comment ils font les gens intelligents d’après toi ? »),
- Être ridiculisé pour un accent, une manière de parler, une erreur de langage.
Le point commun de toutes ces situations réside dans la représentation de l’enfant : il n’est pas à sa place et il est possible, voire légitime de se moquer de lui.
A chacune de ces situations, on peut imaginer entendre un autre enfant tenté de dire « Oh, la honte ! ».
Conclusion : relever les yeux
La honte n’est pas un verdict ; c’est un angle de vue.
Elle se nourrit souvent d’un « regard emprunté », celui des autres intériorisé.
Elle se confond avec la valeur que l’on s’accorde.
La première tolérance, c’est la bienveillance envers soi.
C’est décider de s’aimer suffisamment pour ne pas laisser un épisode, une note, un commentaire ou un regard définir qui l’on est.
Notre honte parle à notre passé, mais l’estime de soi se répare au présent, par de petits actes justes.
Chaque fois que nous convertissons l’humiliation en apprentissage, la dévalorisation en progrès et la culpabilité en responsabilité sereine, nous relevons notre regard.
Et la honte perd son pouvoir : elle redevient ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, un signal ponctuel, un épiphénomène et non notre identité.
« La Honte est la Tristesse qu’accompagne l’idée d’une action blâmée par les autres. »
Spinoza, Éthique III, Déf. 31.